Une femme se réveille comme chaque matin, se soulève un peu et comme depuis tant d’années, sa tête retombe sur l’oreiller, alourdie de cette chape de tristesse ancienne.
Elle se sent fatiguée, de cette fatigue qui lui donne envie de ne plus bouger ;
de cette fatigue qui la fait s’appuyer aux murs ; de cette fatigue qui la ferait se coucher sur le trottoir pour n’en plus bouger ;
de cette indicible fatigue que les autres ne voient pas.
Elle a toujours l’air en forme ; on lui dit qu’elle rayonne, mais pas trace en elle de cette lumière qu’elle semble projeter.
Assise au bord du lit, elle pleure sa fatigue, sanglote un bref moment, puis elle sourit, Jean qui pleure et Jean qui rit !
Elle se remémore toutes les raisons qu’elle a d’être reconnaissante à la vie.
Au fond d’elle-même elle sait que tout est bien, que rien ne manque et que dans les plus grandes tempêtes, elle a reçu en cadeau : les éléments déchaînés, les cieux tourmentés, les vagues écumantes mais aussi les calmes plats et huileux où elle déployait en grand ses voiles de petit temps sous un ciel bleu parsemé de nuages d’un blanc étincelant.
Plages de tranquillité entre deux turbulences.
Elle se lève et se traîne à la salle de bain, allumant au passage la radio branchée sur une chaîne de musique classique d’où sont absentes les publicités mensongères.
Elle constate dans le miroir que, non, elle n’a pas pris vingt ans en une nuit, que cette soudaine impression de vieillesse infinie ne vient que de ses fantômes, pressés par leur désir de la voir les rejoindre.
Comme chaque jour elle fait sa toilette.
Il est à peine 7 heure.
Nuit d’insomnie, encore une : sommeil cassé, coupé où le croissant d'une lune goguenarde la regarde errer nue dans l’appartement, en quête d’un verre d’eau, d’un livre où déposer l’angoisse ténue et de coussins qu’elle tapote avant de s’allonger à nouveau.
Elle se maquille, depuis qu’elle a 18 ans, elle se maquille, légèrement mais incapable à cet âge certain de se montrer au grand jour sans ce masque ultime.
Elle se vêt.
Le silence de l’appartement la rattrape et la chasse aussitôt au dehors, vers ces autres qui l’envahissent et lui manquent.
Les premiers bistrots du quartier s’ouvrent ; les terrasses sont mises en place ; le marché déploie ses étals odorants, les premières voitures attendent devant le car-wash.
Elle s’est installée à une table et les habitués viennent l’embrasser avant de s’éloigner : elle n’est pas vraiment de leur monde.
De quel monde donc est-elle ?
Elle prend plaisir au café brûlant, à la musique qu’elle n’entend plus.
Jamais elle n’a reconnu la source de sa tristesse si ancienne et si ancrée.
Elle imagine, elle subodore.
Jamais non plus elle n’a reconnu la source de cet incroyable sentiment de gratitude qui saisit tout son être, pour une rencontre fortuite, un sourire éphémère, une promenade le long du canal, un peu de vent dans ses cheveux ou un friselis sur l’eau d’un lac.
Jamais non plus elle n’a reconnu la source de cet incroyable sentiment de gratitude qui saisit tout son être, pour une rencontre fortuite, un sourire éphémère, une promenade le long du canal, un peu de vent dans ses cheveux ou un friselis sur l’eau d’un lac.
Gratitude pour cette insolente apparence de jeunesse, pour cette santé que n’assombrit que ce chagrin récurrent ;
gratitude pour son toit, pour ses dons multiples dont elle ne sait plus que faire, ni à qui les proposer ;
gratitude pour cette écriture parfois douloureuse qui coule d’elle, comme les menstrues abondantes aux jeunes femmes ; gratitude pour la nourriture qu’elle boude parfois mais qui jamais ne lui fait défaut.
Gratitude pour les siens qui évoluent cahin-caha, avec des hauts et des bas, avec des rires et des larmes, mais avancent sur leur propre chemin.
Gratitude pour les hommes qui ont laissé en elle les traces de leur tendresse et de leurs trahisons, aimés et pardonnés ou presque, parce que dans son miroir, elle a reconnu ses propres défaites et ses propres trahisons.
Gratitude pour cet endroit intime d’elle, que le désir de l’autre a gardé chaud et vivant.
Gratitude pour l’enfant qui oublie un moment la tablette et glisse sa main dans la sienne et pour le chien qui la frôle, regard adouci.
Gratitude pour les voyages et pour ces autres rencontrés au fil des sables rouges où elle s'est sentie aimée plus que partout ailleurs et qui, à jamais, transformèrent sa vision du monde.
Gratitude pour l’homme assis derrière le divan où elle déverse deux fois par semaine ces autres qui se côtoient en elle et où elle ôte, une à une, les couches qu’elle a enfilées pour se protéger des grands dangers supposés du dehors.
Gratitude pour le vent du Nord et pour la pluie trop chaude de Juillet.
Gratitude, dans ce train, pour les paysages champêtres et dorés qui défilent et pour le plaisir du café quotidien si… indispensable !
elle sait que sans sa « ligne de vie » elle se noierait,
mais elle sait aussi que son vaillant navire la mènera au port où lécher ses blessures et que l’éclaboussante lumière de ses gratitudes lui fera re-gréer le voilier, renforcer les épissures et qu’elle reprendra la mer aux horizons à jamais inconnus.
Texte et photographies: Mona MacDee